Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Mon beau père ce héros

19 décembre 2006

Paris match décembre 2006

Tout le monde connaît les Capulets et les Montaigus dont la rivalité empêchait Roméo d’aimer Juliette. On trouve de telles rancœurs dans tous les folklores. Il y en a une, cela dit, qui me tient particulièrement à cœur. Elle partage en deux le paradis terrestre – j’ai nommé le golfe du Morbihan. Là se trouvent, à bâbord, la merveilleuse île aux Moines vallonnée et fleurie et, à tribord, une petite crête, plate comme le papier, nommée l’île d’Arz. Je ne veux pas vous ennuyer avec cette bretonne chagrine, assoupie pour les siècle des siècles. La tranquillité, la végétation rase, l’absence de tout relief, tout s’y lit comme une carte postale préimprimée : « Calme plat, silence de mort, ennui parfait. » Pourquoi un journaliste de l’île aux Moines prend-il même la peine de signaler l’existence de cette vieille fille ? C’est que l’île d’Arz a toujours été un peu pimbêche. A cause d’une très belle église et sous prétexte que plusieurs maisons du village ont de magnifiques linteaux Renaissance, cette pauvrette se la joue princesse du golfe – rôle que l’île aux Moines est, bien entendu, seule autorisée à interpréter. Ne prenez pas cette fatuité à la légère. Dans les années 50, les gendarmes ne posaient le pied qu’une fois par an sur nos cales respectives, le jour où l’équipe de foot de l’une des îles recevait celle de l’autre. A tout hasard. Je vous rassure : ça n’allait jamais bien loin. Une tête dans le port, rien de plus. Mais enfin cela a duré des siècles et il en reste toujours quelque chose. La preuve : l’autre jour, quand j’ai reçu par la poste le livre d’un auteur de l’île d’Arz, inutile de vous dire que mon sang n’a fait qu’un tour. Ce n’est plus de l’eau salée qui me courait dans les veines ; plutôt du rhum trempé au vitriol. Eh bien, mauvaise pioche, je n’ai pas lâché ce « Capitaine Tempête ». Jean Bulot, l’auteur, est une espèce de légende en Bretagne. Pendant vingt ans, il a commandé les plus fameux des remorqueurs, L’« Abeille-Languedoc », L’« Abeille-Bretagne » et L’« Abeille-Flandre ». Attention, on n’est plus dans le golfe, paisible petite mer de famille pleine de plages et d’anses où se réfugier au moindre grain ; le plus souvent elle se borne à onduler lascivement et à servir de piste bleue pour amerrissage de mouettes. Là où ces « Abeille » étaient chargées de faire leur miel, nul ne s’aventure. Il s’agit du golfe de Gascogne, de la mer d’Iroise, de la mer du Nord et d’autres lieux infernaux où l’on parle de l’océan comme on invoquerait un dieu cannibale. Dans ces parages, on ne négocie pas avec la mer. Quand elle rentre ses griffes et semble calme, c’est souvent qu’elle digère ses proies. Racontés par Bulot, la course folle des gros nuages noirs, les flots qui fument, la crête des vagues qui s’allonge en infinies déferlantes, les creux de 15 mètres, le vacarme assourdissant de la tempête, les paquets d’eau qui emportent tout, le bouillonnement de l’écume font lever chez le lecteur un vent, celui de la panique. Je vous garantis qu’on est à mille lieues de l’image d’Epinal du marin qui se nourrit d’alcool, de tabac, de bagarres et de bonnes femmes. Les scènes où le vent, le courant, le bruit et la tempête escortent le remorqueur en train d’entamer sa manœuvre d’approche sont dantesques. Bousculée à la hanche par la houle, poussée au cul par des creux profonds comme un gouffre, aveuglée par l’assaut des vagues qui déferlent sur elle, la pauvre « Abeille » doit faire preuve d’un sang-froid inouï pour passer à la victime le filin qui la sauvera. Je ne parle pas de l’héroïsme de l’équipage qui se jette dans des Zodiac pour aller en pleine épouvante récupérer des marins terrorisés ou même pour arracher leurs proies aux goélands charognards. Heureusement, ce maelström n’occupe pas les 300 pages. Bulot est un héros mais c’est un héros sarcastique. Il règle quelques comptes sans s’appesantir, dit ses quatre vérités à certains capitaines peu courageux, ironise sur les hommes politiques qu’on voit aux obsèques mais qui ne viennent jamais observer à bord la vie de ceux qu’ils décorent, s’agace de l’apitoiement universel suscité par les oiseaux mazoutés quand des centaines de marins du tiers-monde sombrent chaque année dans l’indifférence générale. Bref, il se mêle de son histoire et, au passage, raconte plein d’anecdotes sur sa vie (on ne coupe pas à l’hommage ému à l’île d’Arz) et sur sa carrière. Je vous assure qu’un stylo rempli à l’eau de mer est autrement plus excitant pour le lecteur que l’autofiction habituelle rédigée sur écran plat. C’est simple : je n’aurais jamais cru que l’île d’Arz me ferait si vite passer le temps. On aura tout vu. image0
Publicité
Publicité
19 décembre 2006

Capitaine tempête

IL VOULAIT être commandant dans la marine, comme son père. Sillonner les mers puis revenir dans la petite île bretonne où il est né, pour y couler des jours tranquilles. Si la formule de Vigny est vraie : « Une vie réussie est un rêve d'adolescent réalisé à l'âge adulte », nul doute qu'elle s'applique à Jean Bulot, 65 ans, habitant l'île d'Arz en Bretagne, et marin devant l'Éternel. Grand, les épaules larges, une gueule d'acteur américain des années 1960, où se détache un regard bleu, Jean Bulot n'est pas du genre extraverti. Il laisse cela à ceux qui n'ont rien d'autre à narrer qu'eux-mêmes, à perte de temps, à perte de vue. Lui a vu du pays, rencontré des hommes et des femmes de toutes les contrées, en a sauvé quelques-uns. Après avoir été officier dans la marine marchande, Jean Bulot pilotera, vingt ans durant, les fameuses « abeilles », ces petits navires chargés de remorquer vers les côtes de France et de Navarre les bateaux en difficulté. Ce sont ces périples à hauts risques, mêlés de souvenirs plus intimes, qu'il raconte dans Capitaine Tempête. Jean Bulot est né d'une longue lignée de matelots dans une maisonnette au bord de l'eau, entre ciel et marée, sur l'île d'Arz, au large de Vannes, dans le golfe du Morbihan. Arz, ours en breton, est un très joli coin de terre où les couleurs du ciel changent sans cesse, au gré des vents. Enfant, Jean Bulot y fut heureux, comme un roi dans son domaine. « Pour nous, c'était la guerre des boutons tous les jours », explique celui qui habite aujourd'hui une maison à deux pas de celle où il est né. Après avoir continué sa scolarité à Vannes, chez les jésuites, comme son ami Olivier de Kersauson, il s'embarque à 15 ans en tant que pilotin, puis devient matelot sur les cargos de la marine marchande. Là, il apprend son métier : obéir, travailler, encaisser. Vivre loin des siens, loin de tout, entouré d'hommes parfois frustes. La vie à bord d'un cargo, c'est aussi les virées avec les copains, les aventures d'un soir, toute une mythologie aujourd'hui surannée, mais qui a eu son heure. La trentaine venue, il rencontre la femme de sa vie qui lui donne une fille et deux garçons, dont un poursuit la tradition familiale dans la marine marchande. « Entre deux embarquements j'ai épousé une créole née à Cotonou, professeur d'histoire et de géographie qui, au cours des trente années à venir, aura l'occasion de connaître par coeur son Atlas illustré, en y suivant les périples de son marin de mari », raconte Jean Bulot. Il remorque Kersauson Dans les années 1970, Jean Bulot vire de bord. Il devient capitaine sur les navires chargés de remorquer des plates-formes pétrolières en mer du Nord avant de devenir un as du secours en haute mer. « En lisant Remorques de Roger Vercel, j'ai été frappé par cette confrontation des hommes avec les éléments, où tout tient à un fil », dit Jean Bulot qui cite aussi Typhon de Joseph Conrad. « Pour secourir efficacement un navire en péril, il est non seulement indispensable de disposer d'un matériel performant, mais également et surtout d'un personnel rompu aux opérations dangereuses dans les pires conditions de mer », explique Capitaine Tempête, en racontant quelques-unes des nombreuses opérations menées à bord de l'abeille Flandres. Celle du Tanio, pétrolier qui se scindera en deux, au large des côtes bretonnes, un an seulement après le naufrage de l'Amoco Cadiz. Celle du remorquage du trimaran d'Olivier de Kersauson en 1986, qui risquait de se fracasser au large d'Ouessant. Jean Bulot se consacre aujourd'hui à son île. Dans un livre érudit qui s'est taillé un beau succès, L'Île des capitaines, il a raconté l'histoire de ce microcosme complexe, profondément catholique et républicain. Les chouans y firent en vain des incursions durant la Révolution. Il s'occupe aussi d'un vieux moulin restauré pour lequel il s'est fait maçon. Le reste du temps, il le passe à écrire, jardiner et, bien sûr, épier le rivage. « Je suis tourmenté par le vent de la mer », laisse échapper cet avare en paroles en regardant le ciel bleu devenir, en quelques minutes, sombre, venteux, menaçant. « Le vent, le large, l'île de son enfance, quoi de mieux ? » Homme libre, toujours tu chériras la mer... (Texte issu du Figaro Littéraire)20061207
Publicité
Publicité
Mon beau père ce héros
Publicité
Publicité